Depuis déjà des années, la paysannerie indienne traverse  des moments difficiles. Elle doute de son présent et encore plus de son avenir.

Cette anxiété profonde trouve plus particulièrement son expression dans des conflits répétés et de plus en plus violents, résultant d’achats et de ventes de terres, ventes souvent forcées, achats presque toujours truqués par des intermédiaires et des conseils véreux, le tout soit au profit de l’Etat qui se doit de réaliser de grands projets et des infrastructures essentielles, soit pire encore, au profit de grands groupes industriels qui se comportent généralement en prédateurs sans vergogne.

Avant avril 2009, le premier gouvernement de M. MANMOHAN SINGH essaya de traiter ces problèmes, en vain : formé d’une coalition « composite », il ne put réussir à faire adopter les mesures nécessaires.

A la suite des élections d’avril 2009, M. MANMOHAN SINGH disposa d’un pouvoir étendu, sinon absolu, et il put appliquer les politiques qui lui semblaient justes. Incontestablement, le désarroi des paysans, et plus particulièrement le problème d’achat et de vente de leurs terres paraissait compter parmi ses priorités…

C’est ce que semble confirmer la décision prise en 2009 par son gouvernement de s’attaquer aux paysans révoltés Maoïstes et Naxalites, et d’éradiquer leur mouvement avant de pouvoir passer à une vaste réforme des structures agricoles du pays.

« Eradiquer » : ce mot est tout un programme, peut-être même un triste programme.

Cette éradication n’est pas unanimement approuvée au centre par certains membres du gouvernement MANMOHAN SINGH et encore moins par les chambres du parlement.

Quant aux Etats où les Naxalites sont implantés et agissent, ils jouissent, comme tous les Etats de l’Union, d’une grande autonomie sur le plan des affaires intérieures, et sont pour la plupart réticents, sinon même opposés,  à une politique d’éradication, c’est-à-dire de répression brutale.

Résultats : en 2010 et 2011, rien d’efficace et d’effectif ne put en réalité être entrepris et aujourd’hui, en 2012, le pays se trouve confronté à un problème qui ne peut plus être ignoré et qu’il faut traiter d’urgence.

Mais avant de traiter du problème naxalite en 2012, il nous semble indispensable de vous retracer rapidement et sommairement l’histoire de ce mouvement qui a acquis le droit d’être considéré comme un des grands mouvements paysans subversifs dans le monde.

En 1967, le C.P.I  (M), c’est-à-dire le Parti Communiste Indien Marxiste (le M entre parenthèse signifie Marxiste) – section de la province du Bengale de l’Ouest – après être passé pendant trois ans par des discussions internes acharnées et orageuses, décida de former, pour diriger le Bengale, un gouvernement de coalition avec des partis du centre.

Par la suite, le C.P.I. (M), d’abord avec des « associés », puis pratiquement seul, gouvernera  le Bengale où il est encore aujourd’hui au pouvoir après près de 40 ans sans interruption.

Naturellement, beaucoup de membres du C.P.I. (M) n’acceptèrent pas cette « pirouette » politique et, après s’y être courageusement opposés, quittèrent cette formation.

Parmi eux se trouvait un des éléments les plus importants du parti : M. CHARU MAZUMDAR.

MAZUMDAR avait reçu la formation de base de « leader » marxiste. Il avait passé quatre années à l’Université des Travailleurs d’Orient à Moscou et était considéré comme une des forces montantes du communisme indien. Beaucoup pensaient même qu’il succéderait à INA ROY, autrefois délégué du COMINTERN et un des principaux agents de l’Internationale Communiste en Inde et dans le Sud-Est asiatique.

MAZUMDAR était un homme de foi, d’une grande intégrité. Il était aussi un organisateur né et se révéla un excellent combattant. Il est probable  que sans lui, le mouvement naxalite n’aurait pu exister.

Au moment où il quitte le C.P.I. (M), en mai 1967, une révolte paysanne éclate à NAXAL-BARI, un district de la région de DARJEELING, au nord de la province du Bengale de l’Ouest.

Les paysans à l’origine de ce soulèvement sont dits « sans terre », c’est-à-dire qu’ils ont été expulsés de leurs terres. Ils sont épaulés dans leur révolte par des « tribals » nombreux dans cette région. Les « tribals » ne sont pas des paysans ; ils appartiennent à des tribus vivant dans les forêts de la cueillette et de la chasse. Avec le développement des activités agricoles dans la région, il était de plus en plus procédé à des déforestations massives et les malheureux qui vivaient dans ces espaces forestiers étaient chassés sans pitié.

Avec l’aide de quelques juristes bénévoles, ils revendiquèrent la possession des espaces dont ils avaient été évincés et donc leur droit à une compensation, mais aucun tribunal ne put prendre en considération leurs demandes, car ils n’étaient pas propriétaires de cette forêt : ils n’en n’étaient que des utilisateurs.

On assimila les «  tribals » à des paysans sans terre et ils se retrouvèrent d’emblée au plus bas de la hiérarchie sociale du pays.

MAZUMDAR prit la tête de ces paysans et « tribals » de NAXAL-BARI. Il les organisa, les disciplina et très vite une grande partie de la région de DARJEELING fut contrôlée par les Naxalites, nom que MAZUMDAR attribua à ces révoltés, en souvenir de leur village d’origine.

Très vite, les Naxalites occupèrent plusieurs districts et, sans complexe, les administrèrent. La situation devenait tellement  sérieuse  que le gouvernement du Bengale de l’Ouest s’en inquiéta et décida d’éradiquer le mouvement. La répression sera d’une violence inouïe. Tous les hommes combattants, ou soupçonnés d’être combattants et faits prisonniers, furent abattus. Des centaines de femmes et d’enfants furent entassés dans des camps de fortune et beaucoup d’entre eux massacrés également. NAXAL-BARI fut rasé.

La nouvelle de ces tueries finit par filtrer et à Calcutta beaucoup s’émurent. De bonnes âmes, surtout des hommes de gauche, tinrent de beaux discours qui, bien sûr, ne menèrent à rien. Par contre, un grand nombre de jeunes étudiants d’université s’indignèrent et se révoltèrent.

MAZUMDAR mobilise alors ses frères les militants communistes qui ont, comme lui, quitté le C.P.I. (M). Ce sont tous d’excellents éléments, généralement expérimentés au maniement des hommes, et ils vont canaliser les étudiants, les organiser et les acheminer vers NAXAL-BARI, où MAZUMDAR les prendra en main et les éduquera – il a créé de vrais centres de formation – pour en faire soit des « administrateurs » chargés de gérer les territoires occupés, soit des « guérilleros » qui mèneront le combat armé.

Les résultats de cet effort seront exceptionnels et les Naxalites, dès 1970 (soit trois ans après leur apparition), disposeront de cadres valables. MAZUMDAR entreprendra alors la « conquête de l’Inde » en envoyant des émissaires créer des cellules,  chargés de répandre la « doctrine naxalite » dans toutes les provinces limitrophes où vivent des paysans « sans terre » et les « tribals » dans la pauvreté la plus absolue.

Car MAZUMDAR a créé une doctrine naxalite qu’il a su inculquer à ses fidèles. Doctrine simple : la démonstration est faite que l’on ne peut rien espérer des structures gouvernementales en place. Il faut donc remplacer ces structures et créer des gouvernements de paysans sur la base marxiste.

Cela est facile à comprendre et le succès de ce « prêche » est foudroyant.

Dès 1971, les Naxalites sont solidement implantés dans l’est du MAHARASHTRA, dans le nord-ouest de l’ANDHRA (la région de TELENGANA) et dans l’ouest de l’ORISSA…

Par la suite les Naxalites prennent pied dans le JARKHAND, dans le CHATTISGARH, puis dans le MADHYA PRADESH.

La carte géographique de l’Inde montre  que ces provinces, s’étageant du nord au sud, forment une sorte de croissant et très vite on désignera ces territoires d’obédience naxalite comme étant le « Croissant Rouge de l’Inde ».

Le gouvernement central prend alors pleinement conscience de la gravité de la situation. Il ne s’agit plus d’insécurité partielle – souvent imaginaire dans quelques provinces – mais d’un problème de sécurité concernant le pays tout entier.

Le gouvernement central offrira aux différentes provinces concernées un plan d’action coordonné, dirigé et en partie financé.

La réponse des Etats sera : «  non,  nous sommes, de par la constitution, responsables de l’ordre chez nous et nous ferons face à ce problème. Votre aide – par exemple fournitures d’unités militaires spécialisées dans le maintien de l’ordre – et vos conseils seront les bienvenus, rien de plus ».

De fait, on était dans l’impasse. Car éradiquer les groupements naxalites sans une coopération très étroite entre les provinces était purement et simplement un leurre.

Et tous les jours les Naxalites se renforçaient et gagnaient du terrain…

C’est alors qu’un drame éclate en juillet 1972 : MAZUMDAR est pris dans une rafle à CALCUTTA. Arrêté,  il est acheminé d’urgence vers un centre de police et 11 jours après, il meurt. Prétendument un accident cardiaque… En fait, nous le savons : sous la torture.

Le choc chez les Naxalites, mais aussi à l’extérieur du mouvement, est immense.

Pendant un temps « l’âme » hindoue adepte de la tolérance s’est posé de lancinants problèmes ; un de nos vieux amis hindous, avec cette faculté inouïe qu’a l’hindou pour, dans le pire, trouver « le bien », nous déclara : « il nous fallait cela pour nous rappeler que nous ne sommes pas meilleurs que les autres ».

Et pendant ce temps, MAZUMDAR devient une sorte de « CHE » et chaque enfant de ces zones révoltées révère  sa photo. Celle d’un paysan ordinaire et non celle d’un guérillero.

A la suite de la disparition de MAZUMDAR, le mouvement naxalite éclate. Les cellules de chaque Etat briguent leur indépendance et en leur sein se créent des factions inconciliables. C’est le désarroi… mais extraordinairement, les Naxalites ne disparaissent pas ; ils subsistent malgré les pressions et les attaques auxquelles ils sont confrontés.

Par petits groupes, généralement installés en bordure des forêts et des jungles pour pouvoir s’y réfugier en cas de besoin, ils continuent de poursuivre leur rêve en accueillant généreusement les plus pauvres du pays.

Il nous est impossible de vous raconter l’histoire du mouvement au cours des quarante dernières années : une histoire chaotique, fragmentée… mais une histoire qui va sauvegarder leur idéologie.

Et c’est ainsi que dès les années 2000, les Naxalites vont reprendre une sorte de marche en avant.

Entre groupements hétérodoxes, ils se contactent et acceptent de se fédérer pour concentrer leurs efforts.

Et aussi, ils développent leurs possibilités d’action. Les vieux qui ont connu les combats de 1970 réorganisent des unités qui vont très vite être opérationnelles.

Le mouvement est relancé et au cours des dernières années, leurs actions ont été très importantes : sabotages, assassinats, destructions de ponts, de voies de chemin de fer, de centrales électriques, etc., et surtout attaques de postes de police : des attaques sauvages qui laissent souvent derrière elles des dizaines de morts.

La gravité de la situation est telle qu’elle ne peut plus être ignorée. Voilà pourquoi Monsieur MANMOHAN SINGH proclame une sorte d’état d’urgence, la guerre aux Naxalites.

Il crée le NATIONAL COUNTER TERRORISME CENTER (N.C.T.C. : centre national anti-terroriste) qui se veut être une organisation regroupant et dirigeant toutes les « forces » du pays engagées dans la lutte contre les Naxalites tant à Delhi que dans les Etats.

Une assez large majorité accepte ce principe.

Par contre, dans la pratique, quand on arrive aux échelons d’exécutions, plus personne n’est d’accord…

Début mai 2012, M. MANMOHAN SINGH a présenté à Delhi le N.C.T.C. aux Etats. Il a essuyé un rejet généralisé.

Alors on discute… Au fil de ces discussions, très vite, le N.C.T.C. original va devenir une coquille vide… qui ne servira à rien. Or, répétons-le, la situation est grave.